Meutre à Dancé (Episode 7)


5 — L’Installation des Portman


1968


Juste après leur mariage, Adeline Portman, 22 ans, et Steven, 25 ans, dilapidèrent un petit héritage provenant du père écossais d’Adeline pour acheter un ancien moulin en ruine – chose courante dans le Perche — afin de le remettre en état. Ils dépensèrent leurs dernières économies dans quelques terres cultivables et des arbres fruitiers autour de la bâtisse. Ils aspiraient à la vie à la campagne. Lui, d’origine anglaise, très distingué, se voyait bien en tant que gentleman-farmer, en costume de tweed sur son tracteur. De son côté, en bonne hippie avec ses longs cheveux tressés et du khôl sur les yeux, elle s’imaginait entourée de moutons et de chèvres, en train de fabriquer des poteries. Elle revendrait ensuite au marché du coin ses œuvres, sa laine, ses légumes et ses fromages.
Tout ne se passa pas exactement comme ils l’avaient escompté. Ils avaient largement sous-estimé le temps et les difficultés qu’ils rencontreraient pour restaurer les lieux situés dans un terrain marécageux. Il fallait presque tout refaire et le couple ne possédait pas un sou pour engager des entrepreneurs locaux. Leur état d'esprit ne s'améliora pas lorsqu’ils se rendirent compte qu’ils n’arrivaient pas à avoir d'enfant. Steven Portman se voyait dans sa ferme entouré d’une ribambelle de petits Portman jouant dans la cour avec les poules, les veaux… La seule fois où Adeline tomba enceinte, elle fit une fausse-couche au bout du deuxième mois. Elle traversa le plancher du premier étage mal consolidé pour atterrir dans ce qui devait devenir la cuisine au rez-de-chaussée. Sa chute fut amortie par le sol, toujours en terre, et elle s’en sortit plutôt bien avec une cheville et un poignet de cassés, mais perdit le bébé.
À la suite de sa fausse-couche, elle pensait être devenue stérile. À l'hôpital, les docteurs avaient constaté qu’elle avait été victime d'une très grosse hémorragie interne. Quand on s'aperçut que sa grossesse était extra-utérine, les médecins lui expliquèrent que sa chute était finalement une chance, car sinon ils ne se seraient rendu compte de rien, et elle aurait pu mourir. Elle essaya de se consoler en se disant que son fœtus n’aurait pas pu vivre et que son accident n’avait fait qu’accélérer un processus inéluctable. D’après les docteurs, la probabilité d’avoir une autre grossesse semblait infime.
Cette nouvelle fut vécue comme un drame par Steven. Excédé, il considéra sa femme comme une bonne à rien puisqu’elle ne pouvait plus enfanter. Le fermier se demanda même s’il ne ferait pas mieux de divorcer pour se remarier avec une campagnarde débrouillarde qui l’aiderait à remettre en état sa masure et lui ferait beaucoup d'enfants. Il n’envisagea pas un instant que les problèmes de fertilité que rencontrait le couple pouvaient provenir de lui. Le voyant si sûr de lui, et ignorante en matière de conception, Adeline ne chercha pas à le contredire.
Les villageois de Dancé restaient sceptiques depuis qu’ils avaient vu les jeunes mariés insouciants s’installer pour restaurer le taudis qu’était devenu le Moulin. Depuis des années, la bâtisse et ses dépendances étaient laissées à l’abandon à cause du règlement d’un héritage qui traînait en longueur. Une fois le problème résolu, personne ne se précipita pour reprendre la propriété. La seule chose qui intéressait les gens du cru était les terres. Ils réalisèrent que le couple, s’il était démuni à présent, avait racheté beaucoup de terrains à prix d’or à des fermiers du coin. Cela réveilla des haines ancestrales entre les familles implantées depuis des générations qui gardaient des terres, non par nécessité, mais pour ne pas les céder à ceux qui pourraient les exploiter parce que des discordes existaient depuis des décennies. Il ne fallait pas vendre des lopins de terre à telle ou telle personne, même si on ne savait plus pourquoi. Impossible d’appartenir à la même coopérative ou de traiter avec eux. Du coup, les terrains restaient chez les uns et les autres. Mais l’équilibre précaire créé par ce « chacun chez soi » fut brutalement remis en cause lorsqu’on apprit que les Portman avaient acheté des champs. L’appât du gain avait été plus fort que les mésententes des fois si lointaines que nul ne pouvait en expliquer l’origine.
La nouvelle de ces ventes se répandit comme une traînée de poudre et les esprits s’échauffèrent. Certains terrains se situaient à côté de propriétés qu’on souhaitait agrandir, d’autres auraient permis des accès aux parcelles plus faciles de la route. Les appétits des uns et des autres s’aiguisèrent soudainement. Ce qui était impossible, pour des problèmes d’alliances familiales, devenait envisageable. Les situations dont les gens s’arrangeaient fort bien depuis longtemps paraissaient désormais insupportables.
Les Portman reçurent des propositions de rachat. Ils avaient beau ne pas s’en sortir et avoir terriblement besoin d’argent, ils n’imaginèrent pas un seul instant de céder leurs champs, pour le moment, en jachère. Ils se savaient condamnés s’ils n’arrivaient pas rapidement à les mettre en culture ou à les utiliser en pâture. Il ne leur manquait que les capitaux nécessaires à l’achat de bêtes, de matériels, de graines… Steven avait pris son courage à deux mains et fait le tour de sa famille plutôt fortunée en Angleterre afin de glaner des fonds. Il avait bon espoir d’en obtenir dans quelques mois. Les villageois les considéraient comme des enfants de la ville incapables de s’adapter à la vie à la campagne et leur entêtement, jugé irrationnel, les rendit antipathiques, même si on ne leur montra pas d’animosité particulière.  
Il n’en restait pas moins qu’ils se mirent à gêner les gens qui avaient des visées sur leurs terrains…