Meurtre à Dancé (épisode 6)


Le temps passait et Jacques n’en pouvait plus d’attendre le décès hypothétique de son père. À 40 ans, il s’était décidé à lui demander de lui prêter un peu d’argent afin de s’acheter un deux-pièces pas trop loin de son cabinet d’avocat. Il ne voulait plus rester dans l’ambiance lugubre du manoir, au milieu des confrontations entre ses parents.  Grand, presque maigre, avec les beaux yeux gris de sa mère, il n’avait pas un physique de mannequin, mais un certain charme et il plaisait. Conscient qu’il lui serait impossible de mener une vie normale avec des petites amies, des copains tant qu’il ne s’installerait pas dans son propre logement, il fallait qu’il vive ailleurs. Ses conquêtes étaient vite rebutées lorsqu’elles se rendaient compte qu’elles ne pouvaient le voir qu’à l’hôtel ou chez elles.
La discussion avec Gaston s'était déroulée, comme prévu, de façon houleuse :
- A 40 ans papa, il est temps que je parte. Je souhaite me prendre un appartement à côté de mon cabinet afin de pouvoir m’installer et un jour, fonder une famille.
- T'es pas obligé d'acheter.
- Tu sais bien qu'avec mes petits revenus, trouver une location est compliqué.
- Comme tu dis, t’es adulte. T’estimes ça normal de vivre encore chez tes parents à ton âge ? Si ton sale boulot ne te permet pas de t’assumer, t’as qu’à en changer. Ne pas gagner de l’argent avec un diplôme d'avocat, cela me plonge dans une grande perplexité. T’es vraiment minable, mon garçon. Tous ceux que je connais sont riches.
Il se mit à regarder de biais sa femme qui tricotait dans un coin de la pièce sans prononcer un mot.
- C‘est pas possible que tu sois de moi. Ta mère a dû fauter avec un bon à rien.
Marie choisit de ne rien dire. Son mari était manifestement ivre et cela la surprenait toujours que son fils ne s’en aperçoive pas. Lui parler quand il avait bu restait une entreprise périlleuse, vouée à l’échec. Elle se laisserait insulter sans réagir. Si elle tentait de se défendre ou de protéger Jacques à l’origine de la colère du Vieux, elle allait se prendre une rouste et elle ne le souhaitait pas. Le Vieux en question continua sa tirade :
- De toute façon, je suis entouré de personnes ingrates et incapables. Entre toi, qui ne m’aides pas et squattes en parasite ma maison, et ta mère qui ne rêve que d’une chose : me mettre dans ma tombe… Mais le sale con a encore de la marge… Je vous enterrerai tous… Espèce de cloporte, de dégénéré, de fainéant…
Gaston ne s’arrêtait plus, il était parti dans son délire. Jacques comprit, trop tard, son erreur. Il n’avait pas envisagé que Gaston serait pris de boisson à 10 heures et demie du matin alors que lui-même venait de terminer son café. Il reconnaissait sa faute. Il fit un signe à sa mère pour qu’ils évacuent la pièce tous les deux avant que le châtelain ne s’énerve violemment. Ils n’eurent pas le temps de mettre leur stratégie à exécution. Gaston regarda sa montre, sursauta, marmonna quelque chose d’incompréhensible et les planta là, partant en claquant la porte derrière lui.
Jacques et Marie se contemplèrent en silence. Il ne quittait jamais les lieux d’ordinaire. La logique aurait voulu qu’il essaie ensuite de s’en prendre physiquement à sa femme et qu’il casse un certain nombre d’objets dans la pièce avant d’aller cuver son vin quelque part dans la propriété.
Un peu inquiets, s’attendant au pire, ils entendirent la porte d’entrée claquer à son tour. Ils regardèrent discrètement dehors à travers le voilage. Le Vieux se dirigeait vers son break un fusil à la main. Il avait mis ses bottes, une veste et une casquette. Jacques n’en revenait pas. Son père, enfin celui qui tenait le rôle de père (lui aussi était persuadé que sa mère avait pris un amant. Impossible d’être le rejeton d’un être si abject), partait à la chasse au sanglier !
Ils consultèrent l’Écho Républicain de la Beauce et du Perche, le journal local, qui se trouvait sur la table à la place de Gaston. Les gros titres ne laissaient aucun doute, la chasse commençait aujourd'hui.


4 — Gaston disparaît

 

2012

 

Je découvre un peu par hasard l’histoire du père de La Flandrière. Je viens de m’installer au Moulin et je cherche des idées pour mon prochain roman. J’ai envie d’écrire une histoire qui se déroulera dans ma nouvelle région d’adoption. Une manière de rendre hommage à ceux qui m’ont accueillie avec beaucoup de gentillesse. Afin de rencontrer du monde, chose indispensable pour glaner des idées, je m’inscris à deux associations : le bridge et la randonnée. Cela me permet de créer des liens, et une fois la phase d’observation, un peu admirative, dépassée envers l’écrivaine et la célébrité que je suis, je me retrouve invitée chez les uns et les autres. Je pose alors des questions sur les faits divers marquants dans les environs pour voir si je peux en tirer quelque chose. Plusieurs personnes me parlent de Gaston de La Flandrière. Sur le moment, je n’accorde qu’une importance toute relative à cette histoire. On m’en parle, non parce qu’il s’agit d’un crime, l’affaire a été classée sans suite après une brève enquête, mais parce que la mort du monsieur a fait du bruit.
Emma se plonge à ma demande dans les archives régionales et les anciens journaux pour en savoir plus. Elle trouve facilement des informations. L’accident de chasse de Gaston de La Flandrière, connu pour sa méchanceté envers sa femme, son avarice et son ivrognerie n’a, à l’époque, fait pleurer personne et a fait la Une de la presse locale. On n’a pas vraiment cherché à savoir ce qui s’était réellement passé. L’enquête rendue nécessaire à cause du décès par arme à feu fut bâclée. L’autopsie démontra que la victime était ivre avant de mourir. Dans les chaumières, on fut soulagé pour la famille de La Flandrière. Cette mort tombait à pic. Elle permit à Marie, appréciée dans la région, et ses enfants de vendre le manoir à des investisseurs japonais. Jacques et sa mère achetèrent deux appartements dans le même immeuble à Nogent-Le-Rotrou. L’avocat put enfin prendre son autonomie. Ce fut une renaissance… de courte durée… puisque lui-même disparut cinq ans plus tard mystérieusement… Mais auparavant, il avait rencontré Adeline…