Meurtre à Dancé (épisode 5)

 

Jacques songea à sa mère, Marie. Elle ne donnait jamais son avis, mais n’en pensait pas moins. Elle avait rencontré Gaston en 1920 après la Grande Guerre. Les prétendants valides se faisaient plutôt rares dans les campagnes à cette époque-là. Elle-même veuve de guerre, depuis que son premier époux était tombé dans les tranchées en 1918, elle s’était retrouvée à 23 ans, sans mari et sans enfant, avec toutes les chances de finir seule. Quand Gaston, pourtant pas beau, d’un profil même ingrat, pas drôle et de douze ans plus vieux qu’elle, s’était mis à la courtiser, elle avait déjà 25 ans, et elle n'hésita pas. Ils ne parlèrent pas d’amour, mais plutôt d’un accord. Il voulait une femme qui accepte de vivre dans un manoir décrépi, elle voulait un homme qui lui donne un enfant et un statut de femme mariée sans lequel, à cette époque-là, on n’existait pas. Pour Gaston, ce ne fut pas déplaisant de prendre Marie pour épouse. Très belle, pulpeuse, avec de longs cheveux châtains, elle possédait un joli visage doux et des yeux gris, une couleur peu commune.
Marie avait tenté à plusieurs reprises de faire changer d’avis Gaston au sujet de la demeure familiale, trop coûteuse à entretenir, qui pompait toutes leurs économies. Mais le Vieux aurait trouvé déshonorant de lâcher son boulet. Marie rongeait son frein. Désespérée, elle regardait son mari, qui les privait de tout, s’échiner à retaper par petits bouts leur maison avec de l’argent dont elle ne comprenait pas bien l’origine. Il payait toujours en liquide les artisans qui venaient effectuer des travaux avec des billets qu’il n’avait pas obtenus de manière légale, elle en était sûre.
Fils unique pendant dix ans, Jacques était très complice avec elle. Sa fille, Jeanne, était arrivée un peu par surprise alors qu’elle fêtait ses 40 ans. Ils partageaient tous les trois la frustration de vivre dans des conditions très précaires avec un avare. Uniquement disponibles pour la restauration du manoir et les besoins personnels de Gaston, les liasses ne sortaient, en effet, jamais pour eux.
La fille, le fils et leur mère ne pensaient qu’à ces coupures. Comment pouvaient-ils en soustraire une partie pour eux ? Le Vieux comptait tous ses sous. Il recalculait les rendus de monnaie pour le pain. Une seule chose les obsédait : mettre un peu d’argent de côté pour ne plus dépendre de lui.
Âgé de 40 ans, avocat pénaliste, Jacques ne possédait pas beaucoup d'argent. Il aurait pu travailler beaucoup pour gagner son autonomie. Mais fainéant, il se contentait du minimum et s’inscrivait dans des formations la moitié de son temps. Il dépensait le peu mis de côté avec des amis avec qui il sortait parfois. Il vivait toujours chez ses parents, n’ayant pas trouvé l’âme sœur, et n’envisageant pas la vie de célibataire sans le sou dans un appartement minable de Nogent-le-Rotrou. Jeanne n’avait pas le même rapport à l’argent que lui. Elle lui reprochait de ne pas s’investir davantage dans son travail. Il lui rétorquait qu'elle était mal placée pour dire cela en tant que femme au foyer, sans enfant et mariée à un homme généreux. Pour sa part, il estimait que son père possédait des économies qui lui reviendraient de plein droit. Il ne voyait pas pourquoi il se fatiguerait alors que le Vieux allait bientôt mourir et qu’il cachait un magot. Ce dernier le lui avait affirmé à plusieurs reprises en lui promettant de n’en parler à personne. L’avocat avait bien essayé de le chercher, sans succès, lorsqu’il était seul dans la maison, tout en se demandant ce qu’il en ferait s’il le trouvait. Son père devait connaître le montant précis de sa cagnotte. S’il se rendait compte que quelqu’un se servait, il était capable de martyriser toute sa famille pour découvrir qui avait osé s'attaquer à son magot, puis de tuer le coupable dans d’atroces souffrances. Il avait donc cessé ses investigations, attendant de pouvoir partir à la chasse au trésor ouvertement dès que le Vieux serait mort.
Sa mère, de son côté, ne voulait pas quitter son mari, qu’elle n’aimait pourtant plus depuis bien longtemps. Ce dernier avait rompu le charme quand il s’était mis à lever la main sur elle les soirs de beuveries où, excédé par ses reproches, il la forçait au silence. Elle ne restait avec lui que pour pouvoir toucher l’héritage. Tout comme son fils, elle savait que le Vieux possédait un magot, mais qu’il le cachait, en avare. Marie et ses enfants avaient déjà prévu que dès que Gaston passerait l’arme à gauche, ils se débarrasseraient du manoir au plus vite.
On pouvait raisonnablement penser que les jours de Gaston étaient comptés. Il fumait comme un pompier, buvait à outrance, mangeait de la nourriture grasse en grande quantité et atteignait maintenant 82 ans. Mais, au grand désespoir de ses proches, il semblait défier toutes les lois statistiques, paraissait en pleine forme, et parti pour devenir centenaire.
Marie, d’origine modeste, provenait d'une famille de guérisseurs et de sorcières. Dans sa jeunesse, elle avait été initiée à quelques secrets. Elle avait bien essayé de les mettre en pratique et de jeter plusieurs fois des sorts à son mari afin qu’il tombe gravement malade et meure dans d’atroces souffrances, mais il semblait immunisé contre tous les maléfices.