Meurtre à Dancé (épisode 4)


Mais je m’égare. Pour en revenir au sujet qui nous intéresse, c’est donc épuisée par la vie parisienne et mes voyages que je décide de m'installer à la campagne. J’ai envie de vieilles pierres. Par l’intermédiaire d’un ami qui adore restaurer les anciennes demeures, j’identifie un moulin avec des dépendances, délabré, dans la commune de Dancé. L’endroit est magnifique. La maison est entourée de verdure et mes voisines proches sont les vaches de la pâture d’en face. Une rivière, La Chêvre, et un ru, La Rivière Morte, bordent un bout de terre, que poétiquement je baptise “L’île”. Il est rattaché à la propriété par un petit pont. Des peupliers longent une prairie et un puits orne le fond du jardin. Je trouve tout cela très champêtre et j’achète le tout avec un certain nombre de terrains alentour. Je prends ensuite un entrepreneur de ma connaissance et en un an, aidé par une armée d’artisans locaux, il remet les lieux en état. Le sol est asséché, le jardin aménagé, un préau créé ainsi qu'une terrasse, un potager et une piscine. Pendant les travaux, je consacre mes loisirs à me promener dans les brocantes afin de découvrir des meubles anciens et des bibelots d’époque.  
J’emménage aux beaux jours. Tout est paisible avec quelques vaches qui paissent dans l’herbe verte. Je passe un été merveilleux avec un temps propice aux barbecues. Mes connaissances parisiennes viennent profiter de la piscine. De très chers amis, les Latour, me rejoignent pour passer quelques jours, fin septembre. Le couple ne vit pas très loin de Versailles, à Saint-Nom-La-Bretèche. Le mari a réussi dans les affaires, sa femme ne travaille pas et s’investit dans le bénévolat. Ils sont venus accompagnés d’Emma, leur troisième fille, âgée de 23 ans. La jeune femme vient de finir ses études d’archéologie et ne trouve pas d’emploi dans sa branche : la conservation préventive du patrimoine. En 1992, le chômage est très élevé et trouver un travail reste très compliqué. Emma est soutenue financièrement par ses parents et vit dans leur grande maison. Elle n’est donc pas aux abois mais souhaite trouver un petit travail en attendant qu’un poste se libère. Lors de cette visite, elle m’avoue qu’elle serait prête à tout pour s’occuper. Je lui propose alors de me donner un coup de main pour faire des investigations pour mon prochain roman. Je cherche une documentaliste et même si elle n’a pas le profil idéal, elle a fait des recherches dans le cadre de ses études universitaires et elle semble intelligente, elle devrait s’en sortir. Même si je ne l’ai pas vue depuis des années, je sens que nous pouvons nous entendre.
Lorsqu’elle me répond qu’elle accepte de venir s’installer au Moulin, je suis très satisfaite.  Elle emménage dans un premier temps dans une grande chambre indépendante dans une des ailes de la maison. Elle déménagera à la fin de l’année dans une dépendance où elle sera complétement autonome, même si dans les faits, elle me rejoindra souvent à l’heure des repas.
Cela fait à peine une dizaine de jours qu’Emma est là quand tout bascule soudainement. Dès début octobre, les températures chutent, les nuages gris s’amoncellent et une pluie fine et persistante n’arrête pas de tomber. Le moral en berne, je me demande si j’ai bien fait de m’exiler aussi loin de Paris. J'envisage un déménagement dans la vallée de Chevreuse, champêtre également, mais beaucoup plus près de Paris. Tout me semble triste : la campagne verdoyante devient lugubre avec les arbres qui perdent leurs feuilles à chaque bourrasque. Impossible de se promener, les chemins boueux glissent, les vaches sont détrempées, les villages si typiques avec maisons jaunes aux toits pentus manquent d’animation. Je m’enfonce dans la déprime saisonnière. Évidemment, je ne reçois guère de visites avec cette météo peu engageante, ce qui n’améliore pas mon état d’esprit. Heureusement qu’Emma est là pour me tenir compagnie. Je n’imagine pas alors un instant ce qui va se passer…

3 — Gaston part à la chasse


1965

 

Agacé, Jacques de la Flandrière haussa les épaules. Avec le temps, il aurait dû être blasé, mais rien à faire, son père l’exaspérait. Gaston de la Flandrière adhérait à des principes d’une autre époque qui empêchaient toute sa famille de mener la vie confortable à laquelle elle aspirait. Il lui semblait indispensable de conserver le manoir de l’Angervillière. Magnifique de loin, avec ses tours de tailles différentes et ses nombreux bâtiments, mais indéniablement en mauvais état dès qu’on s’en approchait. Pire encore, si on entrait à l’intérieur, l’endroit perdait toute sa superbe. Tout avait besoin d’être refait : les peintures, l’électricité, la plomberie, la toiture… Ils ne possédaient pas l’eau chaude et vidangeaient toujours les cuvettes de leurs toilettes avec des brocs… Certes, à la campagne, le luxe urbain n’était pas une nécessité. Cependant, vivre ainsi alors qu’on aurait pu vendre la propriété à bon prix et acheter une belle maison, facile à entretenir, afin de profiter un peu du confort, apparaissait tout bonnement inacceptable aux yeux de Gaston. Ce manoir, situé à quelques kilomètres de Condeau, appartenait à sa famille depuis sept générations, autant dire depuis la nuit des temps. L’attachement de son père à cette bâtisse semblait viscéral et irrationnel. Depuis le berceau, il avait été conditionné à tout mettre en œuvre pour la conserver envers et contre tous.