Meurtre à Dancé (épisode 3)

 

2 – L’Installation à Dancé

 

2012

 

J’ai maintenant 88 ans et il ne me reste plus longtemps à vivre. Je ne bouge plus beaucoup désormais. Je passe mes journées sous mon porche quand la météo le permet. Je lis beaucoup et des amis me rendent régulièrement visite. En revanche, j’ai de plus en plus de mal à écrire. Je dois dicter mes textes à mon assistante et tout prend plus de temps. Je m’affaiblis chaque jour et, avant de ne plus être en état d’écrire seule, j’éprouve le besoin de partager ce qui s'est produit lorsque je suis venue m’installer au Moulin. Ma conscience me pèse depuis des années et je me sentirai soulagée quand cette histoire sera couchée sur le papier.
Ce témoignage ne sera néanmoins rendu public que de manière posthume, car je n’ai pas envie que ces lignes soient lues par quiconque tant que je vivrai.
Cette façon de procéder présente un inconvénient. Je ne peux savoir, avec certitude, qui va parcourir mon manuscrit et ce qui arrivera lorsque tout sera dévoilé. Je me résous à faire confiance au bon sens de la personne qui découvrira ma prose et j'espère bien que Mademoiselle Deville, ma fidèle assistante, aura ce rôle.
En 1992, âgée de 68 ans, je décide de me retirer à la campagne pour y passer mes vieux jours. J’ai envie de tranquillité et de sérénité. Je choisis le Perche, qui me semble une région pas trop touristique, accessible de Paris en un temps raisonnable. Je crois qu’on ne viendra pas trop m’y solliciter. Pour la plupart des Parisiens, s’éloigner de plus d’une demi-heure de route de la capitale paraît souvent une aventure périlleuse difficilement envisageable. Cela me semble un bon compromis, je pourrais aller à Paris quand j’en aurai envie et éviter de recevoir trop de visites.
Dans les faits, vingt et un ans plus tard, je reconnais que je me suis trompée. Ma notoriété m’a poursuivie jusqu’ici, au milieu des moulins, manoirs, champs et vaches, et les personnes prêtes à effectuer une heure et demie de route ont été plus nombreuses qu’escomptées.
Écrivaine qualifiée de célèbre, j’ai publié quarante-cinq romans à suspense et suis traduite dans le monde entier. Il y a même des films adaptés à partir de mes livres. J’ai eu la chance de ne jamais me soucier d’argent, car j’ai commencé jeune à très bien vendre mes ouvrages, et je n’ai jamais connu de panne d’inspiration. Cela m’a permis de mener une vie passionnante pleine de voyages et de nombreux coups de tête. Grâce à cette existence, j’ai rencontré pas mal d’hommes, mais je n’ai pas pu rester longtemps avec eux tant j’avais besoin de mon indépendance, de pouvoir vivre en fonction de mon rythme et de mes envies de création. Je n’ai pas d’enfant, certains de mes amants avaient la fibre paternelle, mais je n’en ai jamais voulu, pensant qu’ils entraveraient ma liberté. Mon attitude anti-conventionnelle a été beaucoup critiquée, mais je ne regrette pas ces choix, même si maintenant je me retrouve à presque 90 ans, seule, sans famille et finalement avec peu d’amis. Je suis néanmoins entourée. Je possède par rapport à d’autres personnes âgées un atout de taille : je suis riche, très riche, avec, en fait, peu de besoins. Du moment que je peux lire, installée dans une demeure confortable avec du personnel qui s’occupe de moi, je me sens bien. A ma disposition, une infirmière, une assistante, une gouvernante qui tient la maison et prépare mes repas, une femme de ménage et un jardinier. Mon éditeur, mon comptable et mon avocat veillent également à mes intérêts. Tout ce petit monde me permet de ne pas me soucier de quoi que ce soit. M'entourent également quelques amis fidèles dont Emma Latour dont je reparlerai plus tard.

Quand je vous raconte que je suis partie prendre ma retraite dans le Perche, je n’ai pas, pour autant, arrêté d’écrire. Écrire est une drogue, une nécessité impérieuse et j’écrirai jusqu’à mon dernier souffle. J’ai donc produit un certain nombre de suspenses, une fois installée au Moulin, mais je ne me suis pas pressée pour les concevoir. J’ai créé sans culpabilité, dans le plaisir. J’ai cessé d’enchaîner les signatures, conférences, lectures et interviewes. Au moment de la sortie de mes livres, j’effectue quelques rares apparitions à la librairie Plaisir de Lire de Nogent-Le-Rotrou présentant l’énorme avantage d’être située à moins de dix kilomètres de chez moi.
Vu le succès de mes romans, ces quelques dédicaces engendrent, à chaque fois, un remue-ménage incroyable, car mes admirateurs savent qu'il s'agit là de l’une des uniques occasions de me rencontrer. Si j’ai toujours eu envie de créer, en revanche, les campagnes éreintantes de promotions, que je m’infligeais tant que je vivais dans la région parisienne, me fatiguaient. Je ne les ai jamais aimées. Je profite désormais du fait que, maintenant, mon nom, seul, sur la couverture d’un livre fait vendre et que la publicité, si elle fait plaisir à mes lecteurs, ne paraît plus indispensable. Ces derniers peuvent me retrouver sur le site internet que mon éditeur a conçu pour moi, télécharger mes rares interviews organisées à mon domicile.