Meurtre à Dancé (épisode 2)

 

Quelques heures plus tard, Aline Deville observait, méfiante, le petit homme chauve un peu bedonnant, d’une cinquantaine d’années, à l’allure un peu négligée, avachi dans un fauteuil en cuir élimé, qui grignotait du bout des doigts un biscuit sec. Elle n’aimait vraiment pas cet individu, mais elle n’avait pas vraiment le choix. Le seul éditeur qui possédait l’autorisation de publier les écrits d’Édith Delafond – posthumes ou pas - se tenait en face d’elle. Elle respira profondément et se lança :
- Voyez, Monsieur Lemand, ce que j’ai trouvé en rangeant les papiers de Madame Delafond.
L’assistante de Mme Delafond lui tendit une épaisse liasse de feuillets reliés. À la suite de son appel, il était venu lui rendre visite de toute urgence à Dancé. Il attendait patiemment, en buvant une tasse de thé, qu’elle se décide à lui expliquer pourquoi il avait dû effectuer deux heures de route, le matin même. Beaucoup d’autres choses bien plus excitantes figuraient dans son agenda ce jour-là, comme ce déjeuner qui s’annonçait des plus agréables avec une délicieuse jeune femme d’une vingtaine d’années qui souhaitait qu’il publie l’un de ses romans. Il consulta brièvement le tas de feuillets qu’elle venait de lui donner.
- Est-ce un manuscrit ?
- Oui, cela y ressemble bien, en effet.
Elle choisit de ne pas tout lui révéler :
- Mais je n’arrive pas à savoir si nous nous situons dans l’autobiographie ou la fiction. Et, vu ce que j’ai lu, il va être important de le déterminer rapidement.
- Ne vous inquiétez pas, Mlle Deville.
L’éditeur regarda l’exécutrice testamentaire d’Édith qui se tenait debout devant lui. Son interlocutrice le jaugeait d’un air qu’il jugea bizarre. D’ailleurs, il ne comprenait pas pourquoi Édith l’avait désignée pour prendre soin de sa succession. Certes, elle se retrouvait sans famille proche, car ses parents étaient décédés depuis une vingtaine d’années et elle était fille unique sans descendance. La seule personne en laquelle elle avait suffisamment confiance pour lui donner la responsabilité de gérer son immense fortune et les droits de ses nombreux livres était Mlle Deville. Il ne savait pas s'il fallait s'en attrister ou pas. Comment avait-elle pu s’entendre avec cette femme revêche, armée de lunettes, d’une robe d’une autre époque et d’un chignon sévère ? Il éprouvait la sensation d’être jugé par sa mère et n’aimait pas ça. Néanmoins, les enjeux financiers importants imposaient de ne pas contrarier Aline Deville. Il prit donc un ton très professionnel :
- Je vais lire tout ça attentivement et je vous dirai ensuite comment nous procéderons.
Michel Lemand ne doutait pas un instant que Mlle Deville, qui travaillait depuis quarante ans pour la défunte Mme Delafond, possédait une imagination très fertile. Pour sa part, il pensait, très improbable, que son auteure préférée ait écrit quoique ce soit qui ressemble à des mémoires. Il le lui avait suggéré à plusieurs reprises, il y a une quinzaine d’années. Elle avait toujours refusé. Hors de question qu’elle raconte sa vie dans le détail et s'il ne s'agissait que de confier ce qu’elle jugeait nécessaire de divulguer à ses lecteurs, cela n’en valait vraiment pas la peine. Il était donc tout à sa joie d’avoir découvert un roman à suspense posthume. Il se mit à rêver. De son vivant, les livres d’Édith Delafond partaient d'habitude comme des petits pains, alors un ouvrage publié après sa mort allait se vendre par centaines de milliers d'exemplaires partout dans le monde, sans compter l'édition de poche qui suivrait ensuite. Il ne regrettait finalement pas d’avoir revu à la hâte son planning de la journée. Le directeur des Éditions Lafontaine venait d'assurer l’avenir de la société pour un bon moment. Désormais, tous les déjeuners avec de charmantes jeunes femmes devenaient possibles. Il écoutait d’une oreille distraite Aline Deville lui faire part de ses états d’âme.
- Je trouve bizarre qu’elle ait écrit tout cela sans rien me dire. À la fin de son existence, elle préférait me dicter ses romans. L'écran de l'ordinateur lui fatiguait la vue et son arthrose aux doigts la faisait souffrir. Elle n’a pas procédé de la manière habituelle. Je suis très surprise.
Elle choisit de ne pas évoquer le rôle d’Emma Latour dans l’écriture de ce manuscrit car elle ne savait pas si elle pouvait se fier à son interlocuteur. Emma souhaitait rester dans l’ombre et elle le comprenait.
- Ne vous inquiétez pas. Les auteurs sont souvent de grands originaux. La vie d'Edith, des plus mouvementées, ne lui a pas donné l'habitude d'être rangée. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle ait pris certaines libertés.
Aline Deville choisit de ne pas le contredire jugeant que cela ne servirait à rien. Pourtant elle connaissait suffisamment la romancière pour pouvoir affirmer que cette dernière aspirait à la tranquillité et à écrire de manière très routinière. Elle rétorqua poliment :
- Oui, en effet.
L'éditeur de la romancière hésita un instant :
- Rassurez-moi, Mlle Deville, votre patronne n’indique nulle part qu’elle ne souhaite pas que ces papiers soient édités ?
- Non, il n’existe à ma connaissance aucune note de ce type. De toute façon, que cette histoire ait réellement existé ou pas, il faut qu’elle soit publiée. Après, je vous laisse opter pour le genre littéraire sous lequel vous la présenterez.
Michel Lemand la regarda d’un air interrogatif. Elle lui apporta la réponse qu’il cherchait avant qu’il ne pose sa question.
- À vous de choisir l’autobiographie ou le roman avec toutes les conséquences associées ! Il faudra changer tous les noms par précaution, si vous optez pour la première solution ! Une dernière chose, les droits d’auteur de ce livre iront à Emma Latour.
- Ce nom me dit quelque chose…
- Il s'agit de la jeune documentaliste qui a travaillé avec Édith pendant plusieurs années lorsqu’elle est arrivée au Moulin.
L’éditeur haussa les épaules. Une lubie de plus ou de moins de la part d’Édith ne l’étonnait pas. Si elle le souhaitait ainsi, Emma Latour allait gagner le jackpot !